« En bordure d’Antarctique, nous ferons le tour du monde de la glissade. Nous irons surfer là où, depuis Cook, peu ont croisé, traversant les saisons d’ouest en est, d’Ouessant à Ouessant, en passant par les caps de Bonne Espérance, Leeuwin et Horn. À rebours, on comptera les jours, on dévalera les pentes, on avalera les méridiens. Le voyage ne durera que quatre-vingt jours, le temps de faire un petit tour. »
Florence Arthaud
« Et si on faisait le tour du monde en 80 jours ? » C’est Yves Le Cornec, dit « Mickey »(1)(1) Yves Le Cornec Aux Saintes, après la Route du Rhum de 1982. © Photo Christian Février , qui lance l’idée, un soir de l’année 1985, à une tablée de marins faisant ripaille chez le bon docteur Jean Le Rouzic. Avec Mickey, sont présents Florence Arthaud, Eugène Riguidel, Gabriel Guilly et leur bande de copains réunis à la Trinité-sur-mer, pour célébrer leur retour de la transat Québec-Saint Malo. À bord de William Saurin, le trimaran de Riguidel, ils viennent de parcourir 3000 milles à près de 13 nœuds, vitesse moyenne jamais atteinte jusqu’alors pour traverser l’Atlantique. « En discutant et en imaginant des navigations autour du monde à cette vitesse, l’idée des 80 jours m’est soudain apparue comme une évidence », se souvient Yves le Cornec.
Dès le lendemain de la fête, Mickey s’empare d’une calculette et se penche au-dessus de la carte du monde. Vérification faite, à raison de 12,8 nœuds de vitesse moyenne, c’est possible.
26 000 milles parcourus en 80 jours moins 5 minutes : le pari romanesque lancé, en 1872, par Jules Verne à son flegmatique personnage Phileas Fogg fournit un bien élégant prétexte pour une nouvelle aventure océanique. Mais le Trophée Jules Verne n’est pas encore né. « À l’époque, on était très loin d’imaginer les performances des bateaux d’aujourd’hui, boucler un tour du monde à cette vitesse représentait un vrai challenge », raconte encore son inventeur.
Un défi en remplace un autre
Pour susciter l’enthousiasme des marins et surtout celui de leurs sponsors, il faut attendre la victoire de Titouan Lamazou en 1990 et le succès médiatique du Vendée Globe, conçu comme la course ultime ouvrant la décennie. Titouan, vainqueur de la première édition de cette épreuve, a bouclé son tour du monde en solitaire, sans assistance et sans escale, en 109 jours, 8 heures, et 48 minutes. « Remporter une victoire suprême, à mes yeux, n’est pas une fin en soi », confie bientôt le champion à Libération, «un défi en remplace un autre, les 80 jours nous attendaient derrière la jetée du port. »
Toujours en 1990, Florence Arthaud est la première femme à remporter une grande course au large en solitaire, la quatrième édition de la Route du Rhum.
Les deux marins de l’année se mettent en tête de fonder un nouveau challenge dans la tradition des grandes coures au large autour du monde. Ils veulent inscrire le Trophée Jules Verne dans le sillage du Golden Globe Challenge inspiré par Sir Francis Chichester en 1968 ; du BOC Challenge, créé en 1982 par Sir Robin Knox-Johnston, lauréat du Golden Globe ; et du Vendée Globe Challenge, lancé par Philippe Jeantot, vainqueur des deux premières éditions du BOC. Ils ont également à l’esprit la première épreuve de course au large autour du monde en équipage : la Withbread, dont la saga a débuté en 1972 et consacré des légendes telles que celles de Peter Blake, Robin Knox-Jhonston, Éric Tabarly…
Dès le 29 janvier 1991, Florence et Titouan créent « Tour du monde en 80 jours », association à but non lucratif, porteuse du Trophée Jules Verne. Ils promettent ainsi de concrétiser la belle idée d’ Yves Le Cornec et surtout de la pérenniser, au-delà d’un seul exploit en dessous de la barre des 80 jours.
Champ libre
À l’heure où la plupart des règlements de course limitent la taille des navires, les promoteurs du Trophée Jules Verne imaginent une épreuve ouverte à tout voilier, sans limite de taille et de nombre d’équipiers.
On estime alors que les bateaux de course disponibles ne sont pas assez puissants pour le record de Phileas Fogg.
Titouan Lamazou met bientôt tout en œuvre pour donner le jour à un monocoque géant à même de relever le défi. Il se voit volontiers en héritier des Capitaines courageux de Rudyard Kipling, à la barre des goélettes morutières qui sillonnèrent les Grands Bancs de Terre Neuve au XIXème siècle, jusqu’à l’aube du XXème siècle. Son Tag Heuer, long de 44 mètres, serait le descendant de Bluenose – 44 mètres aussi – mythique goélette canadienne, qui domina durant des années le Fisherman’s Trophy inventé par Sir Thomas Lipton pour ces navires, et marqua l’âge d’or de la voile occidentale « au travail ».
Tandis que Titouan met au point le nouveau Bluenose, Florence Arthaud tente d’obtenir de son sponsor Pierre Premier, le financement d’un catamaran de 40 mètres.
Le TAG HEUER de Titouan Lamazou et son ancêtre, la légendaire goélette Bluenose, ici dessinée par Titouan. ©Photo Gilles Martin-Raget
Le défi des 80 jours est aussi celui des concepteurs de prototypes. « Le Trophée Jules Verne offre un nouveau champ libre au génie des architectes et des constructeurs et sera prétexte pendant de nombreuses années, je l’espère, à susciter l’imagination des skippers », affirme Titouan, alors qu’il vient, avec Florence et d’autres, de poser les jalons du nouveau défi.
Au rendez-vous des marins
Pour rédiger un règlement le plus épuré possible, Titouan et Florence s’entourent de navigateurs aguerris, épris de liberté et mus par des rêves qui ressemblent aux leurs. Ils se retrouvent souvent sur la péniche de Dany et Yvon Fauconnier. Amarrée en bord de Seine, sur les rives de l’île de la Jatte, elle est le rendez-vous des marins à Paris. S’y côtoient les fidèles, Jean-François Coste, Yves Le Cornec, Eugène Riguidel, Jean-Yves Terlain, mais aussi pour la circonstance, Philippe Monet et les frères Peyron.
C’est là, notamment, que se dessine le parcours de leur tour du monde : sans assistance et sans escale, les équipages courront d’est en ouest, en route ouverte, laissant à bâbord les trois caps, Bonne Espérance, Leeuwin et Horn. Au départ et à l’arrivée, ils franchiront une ligne imaginaire matérialisant l’entrée de la Manche, entre le Cap Lizard, en Angleterre, et l’île d’Ouessant, en France.(2)(2) Le phare de Créac’h à Ouessant, l’une des deux marques de la ligne de départ du Trophée Jules Verne. © Photo Christian Février
Chaque performance sera chronométrée par le le WSSRC (World Sailing Speed Record Council), l’organisme officiel en charge de valider les meilleurs temps à la voile.
Le Trophée Jules Verne est placé sous le Haut patronage du ministère de la Culture.
Sa matérialisation fait l’objet d’un appel d’offre financé par le ministère, remporté par l’artiste américain Tom Shannon. Il est convenu que la sculpture originale demeure la propriété de l’État et soit conservée au musée de la Marine à Paris. Le Trophée sera remis au skipper qui battra le record de vitesse autour du monde en moins de 80 jours. Et son détenteur le remettra à son tour à celui qui aura amélioré son record.
Verne, Blake et Knox-Johnston(3)(3) Sir Peter Blake et Sir Robin Knox-Johnston devant le Yacht Club de France. The Sir Peter Blake Trust Collection / Alan Sefton.
Florence et Titouan se rendent à Portsmouth pour présenter le « Jules Verne » à Peter Blake. Le vainqueur de la Whitbread rêve d’un nouveau défi pour compléter l’un des palmarès les plus prestigieux du monde de la voile. « Pour ceux que l’aventure tente il devient de plus en plus difficile d’être le premier, il ne reste plus beaucoup de montagnes à gravir, il reste très peu de défis qui méritent le nom de record et qui peuvent nous apporter de la satisfaction personnelle », regrette le skipper néo-zélandais. Le Trophée Jules Verne pourra, il en est convaincu, « faire remonter son taux d’adrénaline ».
« Ce qui rend ce défi si attirant c’est qu’il est peut-être possible », ajoutera Robin Knox-Johnston, son complice. Le premier détenteur du record de vitesse autour du monde, en solitaire et sans escale (Golden Globe Challenge, 1968), est également conquis. « Mélangez la technologie avec les dures réalités des quarantièmes et le défi devient irrésistible, s’enthousiasme Robin, si nous réussissons, ce sera le triomphe de l’ingéniosité et de l’esprit humain. »
Pour Florence et Titouan, le soutien de ces monuments de la course au large offre à leur défi une légitimité internationale dès son lancement.
Ligne ouverte
Le jour de l’ouverture officielle de la ligne de départ, Peter et Robin font le déplacement à Paris. L’annonce solennelle est faite, le 20 octobre 1992, dans le salon du Yacht Club de France, au cœur du XVIème arrondissement. Trois ministres sont présents : Jack Lang, ministre de la Culture, Charles Josselin, ministre de la Mer et Frédérique Bredin, ministre des Sports. L’association Tour du monde en 80 jours a convié la fine fleur des marins. Bernard Moitessier leur a fait l’honneur de se joindre à eux. Il n’a pas revu Robin Knox-Johnston depuis 1968 et le départ du Golden Globe Challenge…
Cérémonie du 20 octobre 1992, au Yacht Club de France. De gauche à droite : Robin Knox-Johnston, Frédérique Bredin, ministre des sports, Bernard Moitessier, Florence Arthaud, Jack Lang, ministre de la culture, Titouan Lamazou, Charles Josselin, ministre de la mer, Peter Blake et François Carn, le président du Yacht Club de France. © Photo Gilles Klein
Devant la presse, Florence Arthaud et Titouan Lamazou précisent qu’ils ne sont pas prêts à larguer les amarres. Le prototype de Titouan ne touchera les flots que deux mois plus tard. Et Florence n’a pas de bateau.
C’est ce moment que choisissent Peter Blake et Robin Kox-Johnston pour annoncer leur prochain départ. Les skippers néo-zélandais et britannique viennent d’acquérir le catamaran Formule Tag qu’ils vont adapter pour se lancer sur le Tour.
Bruno Peyron n’est pas à Paris ce soir-là, mais il a déjà prévenu de son intention de partir début 1993.
L’esprit du Trophée
C’est lui, l’aîné des frères Peyron qui, le premier, établira le record de vitesse autour du monde, bouclant son tour en 79 jours, dès avril 1993. Depuis, sous les auspices de Jules Verne, les skippers n’ont eut de cesse de raccourcir le temps de la circumnavigation. 74 jours, 71, 64, 63, 50, 48, et 45 jours en 2012… Ces navigateurs, qui ont vu gravé leur nom sur la plaque du Trophée Jules Verne sont Bruno Peyron trois fois, Peter Blake, Robin Knox-Johnston, Olivier de Kersauson deux fois, Franck Cammas et Loïck Peyron. D’autres les ont défiés et les défieront encore.
Le catamaran imaginé par Florence Arthaud n’a jamais vu le jour. La goélette de Titouan a sombré avant d’avoir franchi la ligne de départ. Les deux fondateurs ont poursuivi d’autres rêves. Florence a disparu trop tôt.
Pourtant, un quart de siècle après le début de leur aventure commune, Titouan garde la satisfaction de savoir l’esprit de « leur » Trophée intact. « Le Trophée Jules Verne demeure une référence, une enseigne prestigieuse au service des skippers et de leurs sponsors et n’a jamais dérogé à ce principe », se réjouit le marin-peintre.
Yves Le Cornec, l’inventeur des 80 jours à la voile, fait aussi ce constat : « le Trophée n’a pas été récupéré, il est resté vierge de toute connotation commerciale, simple, fort et universel. »
Bien sûr, en 25 ans, le périple a changé. Si le parcours est le même, la volte des équipages de Spindrift 2 et Idec Sport, qui filent à plus de 30 nœuds autour du globe en 2015, ne ressemble pas au voyage à 14,39 nœuds de moyenne du pionnier Commodore Explorer. Pourtant, l’esprit d’aventure est immuable.
« J’aimerais leur demander, à leur retour, comment ils ont vu le monde…», ajoute Yves Le Cornec. Car il s’agit bien de cela, en fin de compte : courir pour voir le monde.