Olivier de Kersauson / Sport-Elec
Sixième tentative pour Olivier de Kersauson : le Breton veut son record de vitesse autour du monde. Au risque de voir Sport-Elec, son trimaran géant, piégé par les glaces meurtrières du Grand Sud. Avec passion et acharnement, il lance son équipage sur les traces de Peter Blake, bien décidé à prendre son titre au dernier détenteur du Trophée Jules Verne.
Faire demi-tour ? Olivier de Kersauson, vissé à la table à cartes, allume une cigarette au mégot de la précédente. Dans le crâne du capitaine breton, la tempête fait rage. Dehors, c’est le calme plat ou presque depuis le départ de Ouessant, le 8 mars 1997, à 17 heures et 37 minutes.
Kersauson attendait ce jour depuis plus de deux ans. Deux mois plus tôt, il avait tourné bride à hauteur de Cape Town. Sport-Elec, son trimaran de 27 mètres, accusait quatre journées de retard sur son concurrent virtuel, ENZA New Zealand, détenteur du Trophée Jules Verne en 1994(1)(1)En 1994, Olivier de Kersauson, à bord de Lyonnaise des Eaux Dumez, franchissait la ligne d’arrivée du Trophée Jules Verne 2 jours et 6 heures seulement après ENZA…. Impossible, dans ces conditions, de battre le record établi par Peter Blake et Robin Knox-Johnston.
« Grosse déception »
À la faveur d’une brève fenêtre météo, l’équipage de Sport-Elec vient de repartir. Mais, cette fois, si Kersauson décidait de revenir à Ouessant pour cause de mauvaises conditions météo, le bateau resterait à quai. La saison est déjà très avancée pour une nouvelle tentative. L’hiver austral pourrait rendre impraticable la meilleure trajectoire, serrant au plus près le continent Antarctique. Le temps perdu dans la pétole de l’Atlantique nord promet déjà d’avantage de nuit, de froid, de glace et de danger dans le Grand Sud.
De l’autre côté de l’Atlantique, depuis son cottage du Maine, Bob Rice, déchiffre pour l’équipage de Sport-Elec les présages de la météo. Olivier de Kersauson est en contact quotidien avec ce routeur hors pair, qui a guidé Peter Blake et Robin Knox-Johnston jusqu’au record en 1994. Les pronostics de Bob n’ont rien d’encourageant. Pas un souffle d’air avant plusieurs jours. « La seule dépression à 1000 milles à la ronde est dans mon crâne », racontera Olivier de Kersauson(2)(2)Olivier de Kersauson, Tous les océans du monde, 71j, 14h, 22’, 8’’, le cherche midi éditeur, 1997.. Le retard sur ENZA est de 1088 milles (2014 km).
Yves Pouillaude, Hervé Jan, Didier Gainette, Thomas Coville, Michel Bothuon et Marc Le Fur guettent les réactions de leur capitaine devenu mutique.
Kersauson se fend d’un télex à son PC : « Grosse déception : on est empêtrés dans des temps indignes et j’ai peur de couper les kwaters dans le même chrono infâme de la première descente / de quoi se taper la tête contre les murs / Enfin, toute l’horreur n’est pas encore consommée / vive les bateaux à moteur. »
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Premier record
Sport-Elec franchit l’équateur le 20 mars, à 18h23, après onze jours de mer… Et touche enfin le vent. Le retard sur le détenteur du Trophée Jules Verne commence à fondre. À hauteur de Cape Town, Sport-Elec n’a gagné que 200 milles (370 km) sur sa première tentative de l’année, mais l’écart avec ENZA n’est plus que de 580 milles (1074 km).
Le trimaran d’Oivier de Kersauson entre dans les quarantièmes après 18 jours de navigation et ENZA-en-1994 devance toujours Sport-Elec-en-1997…
Olivier de Kersauson peut tout de même se réjouir d’un premier record, au cap de Bonne-Espérance : équateur-cap de Bonne-Espérance en 10 jours, 13 heures et 27 minutes.
© Photo Christian Février
Dès son entrée dans l’océan Indien, le trimaran navigue sous gennaker medium et grand-voile haute, dans un flux d’ouest de 20 à 30 nœuds. Le bateau assure une belle moyenne de 18 nœuds. « Aller plus vite dans ces conditions serait périlleux », commente Kersauson. L’équipage s’autorise alors à croire au Trophée Jules Verne. À chaque changement de quart, on s’interroge : combien de temps repris sur ENZA ? À quelle vitesse ?
Le fantôme d’ENZA
Sport-Elec fonce dans le vent d’ouest, dévale l’océan Indien à plus de 430 milles (800 km) au sud de la route tracée par Blake et Knox-Johnston en 1994. Le catamaran néo-zélandais n’est bientôt plus qu’à 68 milles (125 km) au-devant. « Le fantôme d’ENZA, notre concurrent virtuel, serait en vue… S’il était visible », commente Kersauson.
Sport-Elec rugit sous le choc des vagues explosant contre sa coque. Un vent glacé hurle dans le gréement. À bord, les hommes se taisent la plupart du temps. Harnachés sur le pont, engoncés dans leurs cirés humides, stoïques quand ils reçoivent des paquets de mer à 2°C en pleine face, certains font l’expérience du Grand Sud pour la première fois. Le vent ne descend plus en dessous des 35 nœuds (64 km/h). Tout est trempé, gelé à l’intérieur du bateau. « J’ai toujours détesté l’océan Indien, dit Olivier de Kersauson, Dominique Guillet y est mort, Deroux aussi. Entre 80° et 110° Est, on est massacré dans l’indien. »
Par 51°Sud et 112°Est, l’équipage de Sport-Elec aperçoit les premiers icebergs.
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Bord à bord
La longitude du cap Leeuwin est dépassée le 8 avril 1997 à 7 heures, 7minutes et 3 secondes. Un record de plus(3)(3)Cap de Bonne-Espérance-cap Leeuwin en 8 jours, 23 heures, 17 minutes, 3 secondes.. Sport-Elec accélère encore le rythme et met enfin le fantôme d’ENZA derrière lui. Pas pour longtemps.
L’eau de mer a envahi la cale et noyé le moteur. Le groupe électrogène peine à démarrer. Sans électronique, pas de communication avec Bob Rice, et sans routage il est impossible d’envisager les 15 jours qui restent à parcourir dans les hautes latitudes. Kersauson ronge son frein. Yves Pouillaude, son second, vient à bout de la panne après trois jours passés dans la mécanique du bateau.
Le trimaran reprend sa place devant ENZA en doublant la Nouvelle-Zélande. La longitude de l’île Stewart est franchie avec 10 heures d’avance sur Blake et Knox-Johnston.
À la glace !
Depuis la descente de l’Atlantique sud, la météo a bien alterné les calmes, les vents contraires et les grains violents, mais aucun phénomène majeur n’a entravé la progression du trimaran. La vitesse moyenne de Sport-Elec est restée constante : entre 18 et 20 nœuds.
Une dépression d’origine tropicale lui barre bientôt la route. Il faut plonger au sud pour éviter la tempête qui menace d’être violente. Choisir de la contourner par le nord, rallongerait considérablement le parcours et reviendrait à renoncer au trophée. Bob Rice est formel, il ne reste plus qu’une solution, « aller à la glace ».
Kersauson se souvient du flotteur de son trimaran Charal, mutilé par un growler(4)(4)Un growler est un boc de glace dérivant entre deux eaux, bien plus petit qu’un iceberg, indétectable au radar et difficile à repérer à l’œil nu. lors de sa première tentative – avortée – de record de vitesse autour du monde, quatre ans plus tôt. « Les mecs, jusqu’ici on a joué petit, prévient le skipper, on va jouer le vrai Sud là. On rentre dans la vraie aventure. On ne fait plus la course autour du monde, on va au vrai danger. » Pas d’objection parmi les équipiers. Leur capitaine est secrètement ému. Heureux de constater, à ce stade de l’aventure, comme ses hommes font corps ensemble et avec le bateau.
Hervé Jan, Thomas Coville et Marc Le Fur. Archives Rivacom
« C’est hallucinant, parfois on a l’impression qu’ENZA est là derrière nous, dit Kersauson, puis on se rend compte qu’on est seul, loin de tout, au milieu de la plus grande étendue déserte du monde. Et dans un champ de mines, ou plutôt d’icebergs. »
Toutes les heures, Sport-Elec croise un glaçon de la taille d’un immeuble. Impossible de faire route plus nord, où un vent d’est compromettrait la progression du trimaran. Mais Bob Rice donne ordre de remonter lorsque Kersauson emmène ses hommes effleurer l’océan Austral, par 60°, 61° Sud. La limite autorisée est le 59° Sud. À cette latitude l’eau est à trois degrés, plus bas les growlers fondent deux fois moins vite.
Après trois semaines de Grand Sud, la météo est bonne, le bateau glisse sur de longs surfs… La tentation est grande de rester collé à l’océan Austral, et de raccourcir ainsi le tour du monde. Mais la prison de glace se referme. Cap au nord-est, vers le Horn.
Nocturne Horn
Plusieurs jours de tempête et de vent d’est ont soulevé une mer difficile à l’approche du « caillou ». Un souffle d’ouest-sud-ouest envoie 25 nœuds (46 km/h) dans le sens inverse de la mer. Ça monte haut et court. La mer est lourde. Le vent tourne sans cesse. Durant quatre jours, Sport-Elec enchaîne les empannages(5)(5)Changements d’amure (côté duquel le voilier reçoit le vent) en passant par le vent arrière., toutes les quatre heures, et perd à ce rythme 130 milles (240 km) par jour sur la route prévue.
Dans la nuit du 24 avril, le trimaran double le Horn, en avance de 33 heures sur son concurrent virtuel. Le bateau, dans l’axe de la mer et du vent, glisse à 26 nœuds.
L’éclat du phare Cabo de Hornos est la première lueur aperçue de puis 30 jours, qui signale la première terre en vue depuis l’archipel de Tristan da Cunha, dans le sud de l’Atlantique.
« Démonstration courageuse et belle leçon. » Le message est signé de Peter Blake. Un autre télex parvient à bord, de la part d’Éric Tabarly : « Vous nous avez offert un spectacle d’un autre monde qui restera dans les annales de la voile. »
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Mort subite
La course n’est pas terminée. Un gros anticyclone barre l’Atlantique et une dépression menace par le sud. Pas le temps de se diriger vers l’est et l’Afrique, pour bénéficier plus rapidement des alizés à l’issue de la remontée de jusqu’à l’équateur. Sport-Elec doit raser les Malouines puis grimper jusqu’au Brésil sur le flanc ouest d’une petite dépression venue d’Argentine… Avec le risque de se retrouver coincés entre la côte et cette dépression. Les milles d’avance sur ENZA, gagnés si âprement dans le Grand Sud, pourraient être perdus en un rien de temps.
La seule option possible s’avère d’abord payante. Kersauson annonce bientôt 800 milles (1481 km) et deux jours d’avance sur le record.
C’est ce moment que choisit l’ordinateur du bord réservé à la navigation pour mourir subitement. Kersauson frise l’apoplexie. Yves Pouillaude s’attèle à la mise en œuvre d’un plan B.
Apocalypse
La remontée obligatoire le long de la côte sud-américaine place Sport-Elec face au clapot. Le bateau « plante des pieux ». L’étrave se lève et retombe lourdement contre la mer. Le gréement souffre, les hommes aussi.
Au large de l’Uruguay, le vent passe soudain à 55 puis 60 nœuds (111 km/h). Un orage d’apocalypse s’abat sur l’équipage éreinté. « On affale tout, mer-deu !!!! », hurle Kersauson. Sous mât seul Sport-Elec fonce encore à 30 nœuds.
Calme et clapot à nouveau, le 1er mai. L’ambiance reste électrique. « On navigue sur des pavés depuis 3 jours / Plus d’orages plus de mer non plus / On plane, pas vite, pas haut / Passkya pas de vent non plus/ Le bord est nerveux / Fatigue », lâche Kersauson via télex. ENZA ne serait plus qu’à 500 milles (926 km) derrière.
Sport-Elec échappe enfin aux calmes de l’anticyclone de Sainte Hélène le 2 mai, et recommence à engranger les milles au portant. Le 6 mai, l’équipage de Kersauson franchit l’équateur pour la seconde fois par 28°35 Ouest de longitude et rafle au passage deux nouveaux records(6)(6)Ouessant-équateur (retour)en 58 jours 13 heures et 39 minutes ; et cap Horn-équateur en 11 jours, 20 heures et 41 minutes.. Le skipper breton se garde bien de crier victoire.
« Du bateau bien »
Sport-Elec prolonge son séjour dans le pot au noir, à tel point que Kersauson voit le trophée lui échapper. « Ce n’est pas grave », dit-il. Et de citer Tabarly : « On a fait du bateau bien », voilà ce qui compte.
Plus haut, l’anticyclone des Açores forme une barrière incontournable. ENZA avait fait route très à l’ouest des côtes européennes pour l’éviter, Kersauson préfère marcher tout droit vers la France, quitte à faire du près serré dans les alizés de nord-nord-est. Quitte à se rapprocher du cœur de l’anticyclone.
Le skipper peut souffler dès le 14 mai : son trimaran s’extirpe enfin des calmes, laissant l’archipel des Açores à bâbord. La vitesse moyenne du bateau bondit à 17 nœuds. Avec trois jours d’avance sur la performance de Blake et Knox-Johnston, Kersauson et ses hommes sont maintenant certains d’emporter le Trophée Jules Verne.
L’arrivée est laborieuse. Pas de dernière ligne droite pour Sport-Elec mais des bords jusqu’à Ouessant où le courant descendant d’une marée de vive-eau accueille le trimaran. Les équipiers de Sport-Elec franchissent la ligne d’arrivée le matin 19 mai 1997, à 8 heures 59 minutes et 39 secondes, dans 15 nœuds (27 km/h) de vent. Le Trophée Jules Verne est à eux(7)(7). Tous les bateaux du monde leur semblent s’être donné rendez-vous pour célébrer leur retour. Olivier de Kersauson embrasse du regard un chapelet d’îles sauvages, la roche bleutée d’une côte déchiquetée, sa Bretagne baignée de soleil. Yves Pouillaude rigole : « Maintenant, on peut démâter. »
19 mai 1997. A Brest, Sir Peter Blake monte à bord dès l’arrivée pour féliciter ODK, nouveau vainqueur du Trophée Jules Verne. © Photo Christian Février
14h | 22min | 8s
1997
1997-03-11
33°24N
15°24W
1040
13
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1997-03-30
8H30
47°15 S
18°50 E
7225
17
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1997-04-17
21H31
57°50 S
156°05 W
14204
15
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1997-04-25
05H36
55°47 S
65°49 W
17271
15
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1997-05-08
13H00
07°24 N
28°39 O
310
21701
6
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1997-05-14
13H00
31°51 N
33°37 W
23248
6
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