Et si on regardait le Trophée Jules Verne au regard du sommet qu’il représente dans le monde de la course au large ? Sur son parcours planétaire, avec le chronomètre pour implacable adversaire, ce record compte sans nul doute parmi les reliefs les plus durs à gravir à la voile. Le challenge entrepris par les hommes du Gitana Team est immense ; à la hauteur de cette circumnavigation menée au pas de charge pour enrouler la planète en moins de 40 jours et 23 heures. En haute mer comme en haute montagne, les défis qui repoussent les limites de la performance humaine ont ceci en commun d’être particulièrement tributaires de la météo. Leur réussite est intimement liée à cette composante et au bon vouloir de la « Nature » qui a toujours le dernier mot. Pas étonnant donc que ces deux disciplines, quand elles s’expriment sous le signe de l’exploit sur la crête des vagues ou sur le toit du monde, ont la spécificité de donner lieu à une activité de routage météo à distance. Un art, une science à part entière où prime l’expertise, dont Marcel van Triest qui accompagne le Maxi Edmond de Rothschild dans sa navigation autour du globe, et Yan Giezendanner, ce prévisionniste qui a routé vendredi une ascension historique à la conquête du K2 en hiver, nous livrent quelques secrets…
Sorcier des mers Vs gourou des cimes
Dans sa conquête du Trophée Jules Verne, c’est en lien étroit et permanent avec Marcel van Triest, que l’équipage du Maxi Edmond de Rothschild trace aujourd’hui son sillage en direction des mers australes qu’il devrait rejoindre dans quelques jours. Ce Néerlandais polyglotte est le 7e Homme de l’équipe aux cinq flèches. Il est cet équipier à part, qui a fait des tours du monde et des navigations sous les latitudes hostiles du Grand Sud sa grande spécialité et sa marque de fabrique. Depuis son QG méditerranéen, il est embarqué par procuration dans la tentative menée par les six membres d’équipage du dernier-né des Gitana. Dans cet objectif, il doit trouver la voie magique, « cette route optimale, non pas forcément la plus courte, mais la plus rapide, » qui donne toutes ses chances au géant de 32 mètres de mener une course à succès. À ce niveau là, la moindre heure de navigation compte sur ce parcours de près de 22 000 milles nautiques (40 744 km). C’est dire le niveau d’exigence du pari engagé et de l’importance revêtue par la lecture de la météo océanique ; une spécialité qui reste l’apanage de quelques rares experts dans l’art de déchiffrer les cartes et les modèles de toutes les mers du monde qui n’en forment qu’une.
« Le routeur, c’est un peu l’homme des cavernes reclus, totalement confiné, qui vit relié à ses ordinateurs, qui reste à l’écoute du bateau 24 heures sur 24, sept jours sur sept. En période de routage, je ne dors donc jamais plus d’une heure d’affilée. J’ai beaucoup d’alarmes autour de moi que je règle en fonction des performances attendues dans les conditions qu’il rencontre. Si l’équipage veut me réveiller, il peut aussi freiner d’un coup le bateau… Ça marche très bien ! » explique Marcel van Triest qui vit et travaille aujourd’hui au tempo du Maxi Edmond de Rothschild, dont il suit la route à la trace, à l’écoute de la progression affichée par les données qu’il reçoit en continu et temps réel. « Deux fois par jour, matin et soir, j’envoie à bord une synthèse, un schéma des grandes lignes pour une approche globale que je construis autour d’une trentaine de modèles pour les huit à dix jours qui viennent. L’un des enjeux au-delà de la sécurité, c’est d’éviter de se retrouver dans un cul-de-sac, dans une situation où il n’y a pas de sortie. Il faut toujours que j’ai un coup, ou plutôt un océan d’avance, » précise ce spécialiste du Trophée Jules Verne, routeur des deux derniers équipages ayant établi un temps de référence faisant date sur le parcours planétaire, celui de Loïck Peyron en 2012 et celui de Francis Joyon établi en janvier 2017.
À la conquête d’un sommet historique de l’alpinisme
En altitude, Yan Giezendanner, ce prévisionniste de 66 ans qui affiche 43 ans de bons et loyaux services chez Météo France, a toujours dévolu ses talents à l’univers de la montagne. Depuis son camp de base à Chamonix, il travaille aussi les yeux rivés sur ses écrans d’ordinateurs qui s’éteignent rarement. Mais son esprit, lui, est tendu vers les cimes les plus élevées de la planète qu’il gravit par routages interposés. De la chaîne de l’Himalaya, au McKinley en Alaska, en passant par l’Antarctique et la Patagonie… Celui que les alpinistes chevronnés appellent le « troisième de cordée », affiche un palmarès long comme un jour sans vent dans le Pot-au-Noir.
Avec au compteur une vingtaine d’Everest et une kyrielle de sommets dont il connait toutes les voies et les caractéristiques, Yan Giezendanner est aujourd’hui le seul français à avoir fait les « quatorze 8 000 mètres ». Ce météorologue hors pair a permis aux meilleurs alpinistes d’y accéder. « Ces 8 000, je les connais. Je sais par où il faut passer, quelles sont les constantes climatiques et pourquoi elles ont lieu… Je fais des différences entre l’Everest, le Makalu, le McKinley, le Fitz Roy, et bien sûr le K2, le plus nord des 8 000 m », détaille ce fin observateur. Pour en témoigner, la voie prestigieuse qu’il vient de signer à travers un routage conduisant une expédition népalaise à la conquête du deuxième plus haut sommet du monde (8 611 mètres), le redoutable K2, qui n’avait encore jamais été conquis en hiver, ne peut mieux tomber. À pic pour illustrer un palmarès météorologique qui s’étoffe au fil des années dédiées à la haute montagne.
Dans le massif Karakoram au Pakistan, cette montagne particulièrement hostile a résisté pendant plus de 15 ans à tous les assauts entrepris en saison hivernale. Pour l’atteindre, il faut longer un glacier colossal et s’approcher de la frontière chinoise. Là, entre les deux pays, la montagne s’élève, pyramidale, vertigineuse, dans le ciel glacial, où les températures flirtent avec les -50° et peuvent atteindre les -60° sur les parties sommitales. « C’est un challenge extraordinaire que viennent de relever ces Népalais. Une grande première mondiale sur le dernier grand défi à relever en Himalaya. Cette ascension comporte énormément de risques à cause du froid, du mal aigu des montagnes, des chutes, des avalanches, des erreurs d’itinéraires… » justifie celui qui vient une nouvelle fois de faire la preuve de la pertinence de ses prévisions, au terme d’une ascension officiellement accomplie ce samedi 16 janvier. « Cela faisait plusieurs jours que j’observais une fenêtre de montée pour ces montagnards qui s’étaient bien acclimatés ces dernières semaines. J’ai vu le beau temps arriver et j’ai pu leur donner le top départ en leur indiquant le bon moment pour partir dans cet ultime parcours pour rejoindre ce sommet dangereux. C’était le dernier défi à relever en Himalaya, c’est une réussite qui fait forcément très plaisir.»
Au bon vouloir du Jet Stream
« Mon travail est très similaire à celui qui peut être fait par un routeur d’expédition maritime, à cette différence près qu’en voile la veille météo est constante, le suivi permanent, sans interruption ce qui rend les choses un peu plus complexes », complète ce météorologue des plus hautes cimes qui doit néanmoins éviter son lot d’écueils jalonnant le terrain dans cet univers hostile : les barrières de serac ou les crevasses dont les traversées peuvent retarder énormément, en ascension comme en descente.
« J’ai commencé le routage des alpinistes dans les années 80, à l’époque où ils enchaînaient les grandes voies comme le Cervin, les Grandes Jorasses… En 1995, avec l’arrivée d’Internet, j’ai pu envoyer des informations à des montagnards qui entreprenaient des ascensions dans l’Himalaya, mon activité de routage à distance s’est vraiment développée à ce moment là », précise celui qui passe son temps aujourd’hui à épier les mouvements et les évolutions du Jet Stream. « Sur l’Himalaya qui se situe à 35° de latitude nord, je me bats en permanence avec ce puissant courant de vent qui peut souffler en altitude de 50 à 250 km/h (de 27 à 135 nœuds). Le Jet fait le tour de la Terre. Je suis ce Jet qui ondule, qui fait des virages. Au niveau de la cassure de ces virages, il n’y a plus de vent ; et c’est là qu’une bonne météo s’est présentée pour rejoindre les 8 611 mètres du K2 », raconte ce passionné de haute montagne qui se réjouit des progrès réalisés en matière d’équipement, dans l’apport en oxygène ou encore dans la précision des prévisions météorologiques, gage d’une sécurité renforcée dans la pratique de ce sport à hauts risques.
Dans ses échanges avec les alpinistes dont il suit les cordées, c envoie, par email, et sur téléphone satellite ses bulletins météo quotidiens, indiquant le temps qu’il va faire et les différents épisodes attendus (chutes de neige, passages de brouillard…) Mais, à la différence de Marcel van Triest qui privilégie les communications écrites par messagerie qui peuvent être relues tout en en évitant des pertes d’informations dans le vacarme ambiant d’un géant en cavale à bride abattue, le routeur de haute montagne passe, lui, des coups de fil aux chefs d’expéditions qui évoluent à des altitudes où les liaisons satellites sont très bonnes. « Je garde toujours des échanges directs par la voix. Cela permet de bien être d’accord sur la stratégie à suivre tout au long de la période d’acclimatation, comme lors de l’ascension finale au sommet. Lorsque je parle directement aux alpinistes, cela me permet également d’apprécier leur état de forme.»
À la recherche d’une voie royale pour le vol en haute mer
Sur les océans du globe, et pour dessiner la trajectoire du Maxi Edmond de Rothschild, Marcel van Triest suit et observe avec une vigilance de tous les instants d’autres systèmes qui fonctionnent avec leurs propres mécanismes. Après la Zone de Convergence Intertropicale qui s’est révélée à la hauteur de sa réputation ¬- imprévisible et très difficile à franchir -, le routeur du Gitana Team focalise son attention sur le train de dépressions australes. C’est à l’avant d’un de ces systèmes de basses pressions qu’il aimerait faufiler le maxi-trimaran volant. Ce dernier a retrouvé des vents plus favorables dans ses voiles pour accroître son avance à mesure qu’il dévale les latitudes en direction de la célèbre route des trois caps ceinturant tout le continent antarctique. Dans cet environnement qui peut à tout moment servir des conditions extrêmes sollicitant les hommes et leur bateau, il cherche cette voie royale. Celle qui permettra au géant de 32 mètres d’esquiver les coups de boutoir du Grand méchant Sud et d’éviter autant que possible les zones de turbulences sur une houle mauvaise qui rognerait sa capacité à tenir des vitesses élevées. « L’idéal serait de trouver un bon compromis entre une route pas trop longue, donc assez Sud, et une trajectoire qui évite la grosse mer qu’on rencontre dans les 50e. La situation de rêve, qui permet de faire des milliers de milles à la meilleure vitesse constante, existe peut-être au niveau des 35e. Mais les configurations idéales ont cette particularité d’être rares, et c’est en permettant de s’en approcher que le routage météo joue un rôle crucial dans cette chasse au record », ajoute-t-il.
En approche du grand désert liquide qui fait la légende du record du tour du monde à la voile, Marcel van Triest renforce aussi sa vigilance dans l’observation des glaces dont il compte parmi les plus fins experts. « Depuis dix ans, on a connu des grands progrès dans la prise d’images depuis l’espace. À travers les modèles CLS (Collecte Localisation Satellites), on a une bien meilleure visualisation de la présence d’icebergs. Cette année, l’été austral se révèle plutôt « calme », la situation est assez claire, même si une concentration importante apparaît dans l’Atlantique Sud, dans le nord de la Géorgie du Sud. Il ne semble pas y avoir de glaces dans le Pacifique, comme lors du record de Banque Populaire V, où il y avait eu un énorme iceberg au milieu de la route », complète le routeur du Gitana Team qui travaille aujourd’hui pour battre un record dont il compte parmi les co-détenteurs. « Depuis dix ans sur le Trophée Jules Verne, le rôle de la météo s’est beaucoup renforcé. Elle occupe une place centrale dans la réussite d’une tentative », poursuit ce météorologue bien placé pour mesurer la difficulté de l’exercice qui consiste à enrouler la planète mer par une voie express qui a l’envergure d’une face Nord.
« On travaille sur la même atmosphère, mais dans l’univers de la voile c’est sans doute plus compliqué avec de nombreux paramètres de vents à intégrer, comme la force ou l’orientation, ou encore l’état de la mer qui revêt une importance capitale. Mais en milieu extrême, que ce soit sur terre ou en mer, le routage météo constitue une aide stratégique de premier ordre dans la quête de performance. Sur les océans, comme sur les plus hauts sommets, les records sont faits pour être battus », ajoute de son côté Yan Giezendanner qu’on a forcément envie, et toutes les raisons, de croire…